De Paris: Souheila BATTOU
Journaliste/Cinéaste
Pour nous, au Maghreb, cette distinction semblait secondaire, mais en Orient, elle dicte les gros titres. L'histoire, pourtant, révèle une vérité saisissante : nos identités religieuses sont loin d'être figées. Remontons le temps pour mieux comprendre le présent.
Le Maghreb : Un Ancien Berceau et une Identité Ancrée
Pour nous, habitants du Maghreb, il est fascinant de savoir que notre région fut le point de départ d'une des plus puissantes dynasties chiites de l'histoire. Au 10e siècle, le califat chiite fatimide a vu le jour sur notre terre, en Ifriqiya (l'actuelle Tunisie). Ce califat s'est ensuite étendu, conquérant l'Égypte et fondant Le Caire, qui deviendra un centre chiite majeur avec Al-Azhar.
Cependant, après le départ des Fatimides vers l'Égypte, le Maghreb a emprunté une autre voie. Les puissantes dynasties berbères des Almoravides et des Almohades, qui dominèrent du 11e au 13e siècle, ont solidement ancré le sunnisme de rite malékite dans toute la région. Ces empires ont consolidé une orthodoxie sunnite rigoureuse, forgeant l'identité religieuse majoritaire que nous connaissons aujourd'hui au Maghreb.
L'Égypte et l'Iran : Des Basculements Religieux Majeurs
L'Égypte, sous les Fatimides, fut un bastion chiite pendant des siècles. Mais son destin religieux bascula à la fin du 12e siècle avec Saladin. En renversant les Fatimides, il entreprend une vaste restauration du sunnisme. Saladin démantèle les institutions chiites et s'attèle méticuleusement à promouvoir l'enseignement sunnite. Il s'inspire alors de modèles venus de l'Est, utilisant des termes d'origine persane comme "Iwan" pour les salles de cours ou "Khanqah" pour les couvents soufis qu'il soutient afin de rallier la population.
De l'autre côté du monde musulman, l'Iran a connu une transformation inverse, mais tout aussi spectaculaire. Historiquement majoritairement sunnite, c'est au début du 16e siècle que le Shah Ismail Ier, fondateur de la dynastie Safavide, a imposé le chiisme duodécimain comme religion d'État, redéfinissant ainsi radicalement l'identité religieuse du pays.
Ces exemples frappants soulignent une constante historique : l'affiliation religieuse d'une nation est souvent profondément influencée par les décisions et les stratégies de ses dirigeants.
La Grande Mosaïque du Monde Musulman Actuel
Aujourd'hui, le monde musulman compte environ 2 milliards de fidèles, constituant près de 26% de la population mondiale. La grande majorité, entre 87% et 90%, est sunnite, tandis que les Chiites représentent environ 10% à 13%.
Cette répartition mondiale est très diverse :
Le Machrek (Syrie, Liban, Jordanie, Palestine) est majoritairement sunnite, mais le Liban et la Syrie abritent d'importantes communautés chiites ou de leurs ramifications.
L'Irak se distingue par une majorité chiite, étant un cœur historique de cette branche de l'Islam avec ses villes saintes.
La Péninsule Arabique est majoritairement sunnite, mais le Yémen possède une importante population chiite zaïdite, et des minorités chiites sont présentes dans d'autres pays du Golfe.
Une Leçon Intemporelle : La Fluidité des Identités
Cette exploration historique nous montre une vérité essentielle : les identités religieuses ne sont pas statiques. Elles sont le fruit de dynamiques complexes où les décisions des dirigeants, les mouvements idéologiques, les échanges culturels et les contextes géopolitiques jouent un rôle majeur. Les affiliations que nous tenons pour acquises aujourd'hui ont souvent été façonnées par des forces historiques puissantes.
"Mon cœur est devenu capable de toutes les formes : il est pâturage pour les gazelles et couvent pour les moines chrétiens, temple pour les idoles et Kaaba pour le pèlerin, tables de la Torah et livre du Coran. Je professe la religion de l'Amour."
— Ibn Arabi
Comprendre cette fluidité du passé est essentiel pour notre présent. Cela nous invite à regarder au-delà des discours simplistes qui présentent les divisions confessionnelles comme des affrontements inévitables. En reconnaissant la nature construite de ces identités, nous pouvons cultiver une plus grande tolérance et une meilleure compréhension mutuelle. L'acceptation de notre histoire complexe est la première étape vers une coexistence plus sereine et un futur commun plus éclairé.
