Abed Charef
«Tous des traîtres». La formule a été largement galvaudée pour expliquer le manque de solidarité des pays arabes avec le Hamas après le 7 octobre. C’est une fatwa qui n’admet guère de contestation, une sorte de rituel expiatoire auquel on ne peut se dérober.
La trahison est presque essentielisée. Arabe = traître. Et cette idée remonte à loin elle fait notamment partie d’un héritage de courants politiques qui avaient fait de la question palestinienne le cœur de leur lutte et se plaisaient à souligner le décalage entre une solidarité remarquable des peuples arabes, contrastant avec la trahison des dirigeants.
Cette doxa est paralysante. Elle interdit tout débat sérieux pour tenter de comprendre la passivité tragique des pays arabes et la terrible solitude des Palestiniens. Les choses sont devenues encore plus criantes depuis le 7 octobre, les Palestiniens subissant génocide et crimes de guerre reconnus par le droit international, sans que les pays arabes puissent agir de manière efficace.
Frères contre salafistes
Une des raisons du désintérêt des pays arabes pour Ghaza peut paraître futile aux yeux des Algériens et du monde non musulman: il s’agit de l’opposition entre Frères musulmans, salafistes et laïcs, toutes tendances confondues. Le Hamas, c’est la branche palestinienne des Frères musulmans. Or, des pays arabes influents sont en guerre ouverte contre les «Frères».
L’Arabie Saoudite et les Émirats, par exemple, se revendiquent d’un courant du salafisme qui bannit toute activité politique. Pour eux, les frères musulmans constituent une menace majeure, car ils ont introduit le ver de la politique, synonyme de contestation et de remise en cause du pouvoir en place.
En Égypte, l’armée a un conflit historique avec les «frères», contre lesquels elle mène une guerre implacable. Le maréchal Sissi a renversé un président issu des frères musulmans, Mohamed Morsi, qu’il a fait condamner et qui est mort en prison. Le chef de l’État égyptien a aussi mené une répression sanglante contre les partisans de M. Morsi, tuant des milliers d’entre eux, notamment lors de la fameuse protestation de la place Rabiaa El-Adwia.
Mais le conflit remonte à loin. Le président Nasser a fait arrêter les leaders des frères musulmans, dont un des membres a tué le président Anouar Essadate.
A cela, il faudrait ajouter certaines maladresses passées du Hamas. Certains de ses dirigeants, mus par une rhétorique frériste traditionnelle, ont tenu des discours virulents contre «les laïcs, les impies, les communistes et les athées». Ils n’ont pas non plus épargné les wahhabites.
Lakhdar Bouragaa, qui s’était rendu en Égypte pour entrer à Ghaza il y a une dizaine d’années, était revenu choqué par le discours de ses accompagnateurs du Hamas. Selon son témoignage, ceux-ci considéraient que le régime de Bachar El-Assad et le Hezbollah libanais étaient plus dangereux qu’Israël!
Une dépendance dangereuse
Ce volet ne peut cependant occulter le reste, notamment une forte dépendance de nombreux pays arabes envers les États-Unis. Certains sont tellement dépendants des États-Unis pour leur stabilité, leur sécurité, parfois pour la survie des régimes en place, que cela leur ôte toute marge de manœuvre. L’exemple le plus caricatural en est la Jordanie, pays qui n’est viable ni sur le plan militaire ni sur le plan économique, et qui est maintenu grâce à un équilibre régional complexe.
Un autre exemple, plus complexe, est offert par le Koweït. C’est un pays où existe une réelle solidarité populaire et institutionnelle avec les Palestiniens, la plupart des dirigeants historiques de la résistance palestinienne étant passés, à un moment ou un autre, par le Koweït. Mais la tragique expérience de l’invasion irakienne a rompu ce montage. Déjà largement dépendant des États-Unis, le Koweït s’est placé sous protection américaine totale pour survivre.
Se placer ainsi sous la protection des États-Unis pour sa sécurité implique un résultat claire : toute manifestation d’autonomie est bannie.
Impuissance et résignation
Mais ne c’est pas tout. Le plus dur est ce sentiment d’impuissance, de résignation, qui s’est emparé de nombreux pays arabes. Un sentiment renforcé par la réalité de la situation, elle-même résultat d’un retard politique, technologique, institutionnel et économique.
L’Égypte, par exemple, a fait quatre guerres contre Israël, en 1948, en 1956, en 1967 et en 1973. A chaque fois, elle en est sortie défaite. Parfois humiliée.
La Realpolitik impose aussi ses règles. Affronter Israël, c’est en réalité affronter toute la puissance américaine et occidentale. Au lendemain du 7 octobre, les États-Unis ont déployé deux porte-avions dans la région, un en Méditerranée, l’autre dans le Golfe, alors que les pays occidentaux, principalement la France, la Grande Bretagne et l’Allemagne apportaient un appui total à Israël. Aucun pays arabe n’est en mesure de faire face à cette armada.
Ceux qui s’y sont essayés ont été détruits. Syrie, Liban, Irak, Libye, Yémen sont passés par là. Certes, le sort de ces pays détruits est en partie dû aux erreurs de leurs dirigeants. Mais c’est surtout le résultat de l’acharnement israélien et occidental, qui a fini par établir une ceinture de pays défaits ou résignés autour d’Israël.
Leur propre expérience a mené nombre de pays arabes à considérer le prix de la résistance comme très élevé. Trop élevé, en tous les cas, pour des pays dont la population s’est installée dans le confort et l’aisance offerts par les revenus pétroliers, comme c‘est le cas de la plupart des pays du Golfe.
Il est exclu pour ces pays d’entrer en conflit avec Israël. Ils estiment que, pour l’heure, il est impossible de renverser la situation en faveur des Palestiniens. Ils se contentent donc d’un minimum, soutien financier ou diplomatique, sans trop s’engager.
Certains en arrivent même à voir la question palestinienne comme un abcès de fixation qui gêne leurs ambitions. L’Arabie Saoudite, qui veut devenir une sorte d’Allemagne du Golfe, fédérant les économies de la région sous son hégémonie, souhaite un autre climat dans la région. En adhérant aux BRICS, en renouant avec l’Iran et en signant un accord stratégique avec le Pakistan, elle veut changer de statut: devenir un acteur régional plutôt qu’un vassal.
Ainsi, où qu’on regarde, on trouve des pays vivant leur propre réalité, essayant de la maîtriser ou d’en tirer profit. Dans ces trajectoires très diverses, la question palestinienne perd de sa puissance symbolique. Elle devient un sujet sur lequel les pays arabes n’ont pas de prise réelle.
Ce qui débouche sur la terrible solitude des Palestiniens.