Abed Charef
Le commentaire de l’agence Algérie Presse Service (APS) publié le 7 juillet 2025 à propos de l’écrivain Boualem Sansal se veut cinglant et définitif. Et, par certains côtés, il l’est. Ce texte met en effet fin à une illusion, à des «fantasmes», entretenus depuis de longues semaines sur une possible libération de l’écrivain, par le biais d’une amnistie ou d’une grâce présidentielle, à la suite de sa condamnation en appel à cinq ans de détention, le 1er juillet 2025. Un «fantasme» entretenu par une diplomatie française qui a fait de la libération de M. Sansal un point de fixation dans les relations algéro-françaises, poussant les dirigeants français à des rodomontades étonnantes, allant de la menace de dénoncer des accords bilatéraux à des ultimatums ridicules, en passant par des plans de «réponse graduée» tout aussi futiles, avant de solliciter un «geste humanitaire au profit d’un homme âgé et malade».
Pour l’APS, qui reflète le point de vue officiel algérien, Boualem Sansal est «un citoyen algérien de naissance, formé par ses universités, employé par ses institutions et retraité comme cadre supérieur de l’Etat». «Où est la France dans tout cela ? Nulle part, sinon dans une posture néo-coloniale», affirme l’APS, alors que les autorités françaises insistent sur la nationalité française de l’écrivain, acquise il y a moins d’un an, à peine trois mois avant son arrestation en novembre 2024.
Conclusion sans ambiguité de l’APS, Boualem Sansal «n’est pas un otage : il a été jugé pour un délit relevant de l’ordre interne, lié à l’unité nationale, une ligne rouge pour tout Etat digne de ce nom».
L’APS place ainsi la question Sansal dans une option strictement algérienne: «Boualem Sansal est une affaire algéro-algérienne». Une sentence tranchée, définitive, qui disqualifie toute initiative française.
Juger un écrivain est un échec
Mais cette sentence pose, paradoxalement, le problème en d’autres termes, pour révéler ce qu’est le cas Boualem Sansal: un échec algérien. Un échec sur au moins cinq aspects différents.
Pour l’Algérie, l’affaire Sansal est un échec, d’abord parce qu’un pays qui est réduit à juger et condamner ses écrivains est forcément en échec. Il est dans l’impasse. Peu importe le pourquoi et le comment. Un pays qui se met en situation de juger écrivains, artistes, intellectuels, journalistes, musiciens, hommes de lettres, universitaires, est un pays en échec.
Dans toutes circonstances, un pays doit faire en sorte de promouvoir, de protéger, de soutenir ses artistes et ses intellectuels, ces gens qui forgent son esprit, son âme. Ceux-ci constituent souvent un atout plus efficace que la diplomatie traditionnelle, et leur contribution à façonner l’image d’un pays est inégalable. Sur ce terrain, l’Algérie est l’un des pays les plus faibles au monde.
Cadre de l’État passé chez l’ennemi
Sansal est également un échec car c’est un cadre de l’Etat passé chez l’ennemi. Marocain, français ou israélien, peu importe l’identité de l’ennemi.
Formé à l’école algérienne, passé par l’Ecole Polytechnique avant de devenir directeur de l’industrie au ministère de l’industrie, l’homme avait un pouvoir immense. Particulièrement quand on connaît le poids de l’administration algérienne, souvent détentrice du vrai pouvoir de gestion, face à des ministres au passage éphémère.
L’accès à ces postes passe par la fameuse «fiche bleue», une évaluation établie par les services de sécurité, qui signent là un échec évident. Comment en sont-ils arrivés à valider l’accès à un poste aussi sensible d’un personnage aussi léger, sensible à la flatterie, imbu de sa personne, tout heureux de plaire à des cercles israéliens ou français d’extrême-droite, comme le montrent ses nombreuses vidéos qu’il a lui-même postées ?
Système de protection défaillant
Au départ, M. Sansal, en tant qu’écrivain, faisait partie de cette élite intellectuelle qui sillonnait les pays occidentaux pour défendre le pouvoir algérien face à la menace islamiste. Jusqu’à quel moment a-t-il tenu ce rôle? Quand a-t-il basculé pour travailler au profit de pays que l’Algérie considère comme hostiles, voire ennemis? Difficile à dire.
Apparemment, la décision de le neutraliser n’a été prise qu’à l’occasion de ce qui semblait être son ultime séjour en Algérie, alors que des déclarations choquantes avaient été rendues publiques depuis de longues années.
Les péripéties de M. Sansal révèlent ainsi l’inefficacité d’une méthode de tri des cadres supérieurs, méthode inadaptée, voire dangereuse. Le filtre utilisé est en fait une broyeuse qui assure la promotion de certains profils et élimine d’autres. Le nombre de ministres et d’officiers supérieurs passés par la case justice après le hirak a confirmé l’inefficacité et la dangerosité de la méthode en vigueur, une méthode propre aux systèmes autoritaires, où un rapport d’un agent de sécurité peut détruire ou favoriser une carrière.
Communion algéro-marocaine faussée
Il faut aussi rappeler que le père de Boualem Sansal est d’origine marocaine. Il s’était installé en Algérie au début du siècle passé. Cela s’est passé à une époque où les frontières n’existaient pas entre pays du Maghreb, Tunisiens, Algériens et Marocains se déplaçant librement entre les trois pays.
La famille de M. Sansal a rejoint naturellement le combat du peuple algérien pour l’indépendance durant la guerre de libération. Lakhdar Bouragaa, commandant de l’ALN, racontait régulièrement le sacrifice des chouhada marocains en Wilaya IV. Cette communion pouvait constituer un point de départ pour une solidarité maghrébine. Une solidarité qui s’est effritée, et Boualem Sansal a contribué à la rompre, en introduisant davantage de suspicion, laquelle s’exprime, parfois de manière haineuse, sur les réseaux sociaux.
Pourtant, au départ, l’Algérie n’avait pas fait de l’origine marocaine de M. Sansal un obstacle. Le commentaire de l’APS le souligne assez: il considère M. Sansal comme un citoyen algérien. Point barre.
Défendu à l’étranger, pas chez lui
Enfin, l’échec algérien dans l’affaire Sansal apparaît dans un dernier aspect: l’homme est défendu par des puissances étrangères, pas, ou très peu, chez lui. Sa défense est essentiellement en France, même si le Maroc et Israël s’en mêlent, sans toutefois se placer en première ligne, car ils signeraient sa condamnation définitive. Comment un homme né en Algérie, qui y a grandi, qui a été à l’école algérienne, passant par une école prestigieuse, avant d’occuper un poste de premier plan, et d’être mandaté pour défendre l’image de l’Algérie face aux islamistes, comment un homme avec un tel parcours finit-il par être défendu par des puissances étrangères? C’est l’ultime paradoxe de l’affaire Sansal. L’ultime signe d’un échec algérien.