. Elon Musk, un milliardaire qui décide du sort d’un conflit majeur
Par Abed Charef
Le conflit en Ukraine a introduit de nouvelles données majeures dans le déroulement et la gestion de la guerre. Certes, il s’agit d’une guerre plutôt classique, une guerre de position avec deux armées de forces inégales, même si elles sont formées selon le même moule et si elles ont partagé longtemps les mêmes armements et les mêmes doctrines. Mais les spécialistes s’accordent pour dire que c’est le premier conflit où les drones ont acquis un rôle aussi déterminant.
Peu coûteux, efficaces, ne mettant pas en danger la vie des pilotes, ce qui est une obsession dans l’aviation où la formation d’un pilote est longue et onéreuse, les drones ont été déterminants pour permettre à l’armée ukrainienne d’être présente dans les airs, alors que son aviation était totalement impuissante.
Les alliés occidentaux de l’Ukraine ont monté une véritable légende autour de la maîtrise des drones par l’armée ukrainienne, qui utilisait dans un premier temps les fameux drones turcs, avant de construire massivement ses propres appareils dans des usines en Ukraine. Les attaques répétées de l’armée russe contre les installations électriques en Ukraine et contre les sites industriels visaient précisément à détruire cette industrie militaire, partiellement héritée de l’ère soviétique, et où les drones étaient devenus un produit phare.
Côté russe, où la communication sur la guerre reste très faible, l’usage des drones semble avoir connu plusieurs étapes. L’armée russe a perdu beaucoup d’avions dans les premières semaines de la guerre, en raison de l’appui occidental à l’Ukraine dans la surveillance des airs. Les russes n’avaient pas développé une industrie de drones à la hauteur du reste de son armée, et les experts occidentaux estiment qu’un appui massif de drones iraniens a permis aux russes d’en engager davantage pour obtenir de meilleurs résultats tout en préservant leurs avions.
Un milliardaire dans la guerre
Mais l’évolution la plus inquiétante dans le conflit ukrainien est ailleurs. Elle est dans la capacité d’un homme, un milliardaire, Elon Musk en l’occurrence, d’influer sur le sort d’un conflit majeur.
Au tout début de la guerre, l’armée russe a commencé par frapper les infrastructures militaires de l’Ukraine, en particulier les transmissions. Très rapidement, l’armée ukrainienne s’est trouvée en situation de débandade en raison de dysfonctionnements, voire de rupture des réseaux de communication.
En mettant son réseau Starlink, développé par la société SpaceX, au service de l’armée ukrainienne, Elon Musk lui a permis de se reprendre et de sauver la mise. Cela n’a pas suffi à l’armée ukrainienne pour renverser le cours de la guerre, mais lui a évité une accélération de la déroute qui s’annonçait.
Après la célèbre scène à la Maison Blanche où le président Volodomyr Zelensky s’est fait humilier par Donald Trump et son vice-président JD Vance, Elon Musk, devenu un familier du chef de l’Etat américain, est de nouveau intervenu pour faire pression sur l’Ukraine. Il a laissé entendre que sa société SpaceX pourrait couper l’accès à Starlink, devenu vital pour l’armée ukrainienne, et certains analystes ont même indiqué qu’il a brièvement mis sa menace à exécution, pour montrer aux ukrainiens leur vulnérabilité extrême. « Mon système Starlink est la colonne vertébrale de l’armée ukrainienne. Toute leur ligne de front s’effondrerait si je l’éteignais», a-t-il écrit sur Twitter, la plateforme qu’il avait rebaptisée X après l’avoir achetée.
Elon Musk s’était même permis d’humilier le ministre polonais des affaires étrangères qui lui reprochait son comportement après cet incident, affirmant que la Pologne payait pour cette prestation de service. « Tais-toi, petit homme. Tu payes une petite partie du coût total. Et il n’y a pas de substitut à Starlink», a sèchement répondu le milliardaire américain, devenu entre-temps membre de l’exécutif américain et membre du premier cercle de Trump.
A cela, il faut ajouter la force de frappe du réseau X, une plate-forme devenue un maillon essentiel de la presse alternative. Les grands groupes de presse traditionnels n’ont plus le monopole du narratif des conflits, que leur contestent désormais les réseaux sociaux. Mais cela crée, avec Elon Musk, une nouvelle distorsion: comment un homme sans légitimité politique, peut-il acquérir autant de pouvoir et autant d’influence pour décider du sort d’une guerre? Comment cela peut être géré dans des systèmes de démocratie formelle, et comment la légalité internationale peut-elle intégrer l’émergence d’hommes aussi puissants ?
Guerre par procuration
Le phénomène n’est pas totalement nouveau, mais il n’a jamais été aussi publiquement assumé. Ce qui soulève une autre question, relative aux centres de décision dans la guerre : qui décide de la guerre et de la paix? Pourquoi tant de décalage entre ceux qui paient le prix de la guerre en Ukraine et ceux qui prennent les décisions?
Sur ce terrain, l’écart n’a jamais été aussi grand. Rarement la formule «mener une guerre par procuration» n’a été aussi évidente. L’évolution de la guerre a confirmé l’évidence. L’Ukraine était un terrain de jeu pour des manipulations sans lien avec l’intérêt des ukrainiens, qui ne participent pas aux décisions majeures. Le sort de la guerre sera fixé par les Etats-Unis, pas par l’Ukraine.
Ce qui montre toute l’absurdité d’un pouvoir ukrainien, soumis aux influences externes et incapable de lire correctement la situation. Cela était déjà apparu quand l’Ukraine, sur le point d’accepter un accord avec la Russie dès les premières semaines de la guerre, grâce à une médiation turque, y a renoncé sur de vagues promesses de l’ancien premier ministre britannique Boris Johnson, qui a littéralement torpillé l’accord. Un million de morts et une humiliation totale plus tard, les dirigeants ukrainiens
quémandent un cessez-le-feu, alors que leur système militaire menace de s’écrouler.
Plus que les drones, plus que le rôle de Elon Musk, c’est peut-être là la principale leçon du conflit ukrainien: une guerre ne peut être gagnée sans une volonté politique indépendante.