Par Abed Charef
C’est un épisode trouble de l’ère Bouteflika. Un moment loufoque par certains aspects, lorsque la scène politique était occupée par des charlatans et des usurpateurs ; mais un moment dangereux aussi, par ce qu’il révèle de la déchéance institutionnelle et morale de cette période. Une descente aux enfers qui a valu à l’Algérie une perte de temps difficile à rattraper, et qui a surtout valu au pays de rater une occasion historique de s’imposer comme un acteur majeur du marché international du gaz.
Il s’agit de l’épisode de la contestation contre le gaz de schiste, déclenchée il y a dix ans dans la région de In Salah.
Un rappel du contexte d’abord.
Abdelaziz Bouteflika était officiellement président de la république, mais l’homme, totalement impotent, ne pouvait ni se mouvoir, ni s’exprimer, encore moins décider de quoi que ce soit. Le pouvoir était exercé ailleurs, dans des cercles occultes autour de Saïd Bouteflika, le frère du chef de l’Etat. Abdelmalek Sellal était premier ministre, Youcef Yousfi ministre de l’Energie.
L’Algérie amorçait alors un virage important. Ses réserves d’hydrocarbures stagnaient, tout comme la production, alors que la consommation interne d’énergie augmentait de 5 à 7% par an. La situation s’est brutalement dégradée quand le prix du pétrole avait plongé en 2015, menaçant les recettes extérieures du pays, et par extension, son économie, sa stabilité sociale et sa sécurité.
Réserves immenses, non exploitables !
Jusque-là, le pays n’avait pas réussi à diversifier son économie ni à sortir de la dépendance des hydrocarbures. Et rien ne permettait d’envisager un changement significatif, alors qu’il y avait urgence.
Parmi les multiples solutions envisagées, l’une retenait l’attention. L’Algérie était créditée des troisièmes réserves mondiales de gaz de schiste. Selon les sources, ces réserves étaient évaluées entre 17 et 20.000 milliards de m3. Leur exploitation permettrait au pays de disposer des financements nécessaires pour préserver les grands équilibres économiques et sociaux, amortir le choc de la baisse des prix et diversifier son économie.
Mais l’exploitation du gaz de schiste s’est trouvée confrontée à un obstacle inattendu : la contestation interne. Des rumeurs persistantes faisaient état de puits (expérimentaux, selon Sonatrach) forés dans la région d’In Salah. Aussitôt, des groupes de contestataires, formés d’activistes, de militants écologistes, d’associations locales, et du traditionnel tout-venant de l’agitation politique, se sont créés pour organiser un rassemblement permanent sur place. La contestation gardait un caractère pacifique et plutôt bon enfant, parfois folklorique, malgré des affrontements sporadiques avec la gendarmerie.
Le show de Rachid Nekkaz
Puis les choses se sont envenimées. Le gouvernement avait beau multiplier les assurances, affirmant que l’exploitation ne se ferait pas avant de très longues années, les contestataires, enhardis, ne faisaient confiance à personne. D’autant plus qu’ils recevaient le soutien de personnalités hétéroclites, parmi lesquelles Rachid Nekkaz, une météorite tombée on ne sait d’où pour amplifier la contestation, après une tentative comique de participer à l’élection présidentielle de 2014.
Face aux autorités qui filtraient les accès à In Salah, M. Nekkaz avait fait un long détour par Adrar, arrivant à In Salah le visage marqué par son périple dans le désert. L’homme avait soigneusement mis en scène son périple, et il finira en beauté, lorsqu’il sera évacué par la gendarmerie qui l’escorte en dehors de la wilaya. Au final, M. Nekaz aura réussi son coup médiatique, qu’il tentera d’utiliser plus tard, pendant le hirak.
Dans le même temps, l’Algérie s’emballait pour un sujet très peu connu. Du jour au lendemain, tout le monde parlait de fracturation hydraulique, de forages horizontaux, de produits chimiques et du danger qu’ils présentaient pour la nappe phréatique, dans une confusion que personne n’arrivait à dissiper.
Mais le mal était fait. Face à une contestation non maitrisée, l’Algérie était obligée d’abandonner ses projets dans le domaine des hydrocarbures non conventionnels. Elle enterrait le gaz de schiste pour au moins une décennie.
Plus grave encore, le pays découvrait l’incurie de ses dirigeants et de ses institutions. Aucun responsable politique n’était en mesure de convaincre l’opinion publique, face à quelques centaines de manifestants déterminés qui maintenaient un sit-in permanent. Au final, c’est le chef de la 6ème région militaire, le général-major Amar Athamnia, qui se trouvera contraint d’aller au charbon pour rencontrer les manifestants, lesquels refusaient de faire confiance aux autres interlocuteurs.
Fiasco
Comment un pays peut-il sombrer dans la déraison autour d’un sujet non maitrisé ? Comment en arrive-t-on à se priver d’une ressource aussi importante de manière aussi primaire ? Bêtise ou manipulation ?
Il suffit, pour l’heure, de noter les chemins inverses parcourus par l’Algérie et les Etats-Unis depuis cette date pour se rendre compte de la gabegie qui en a résulté. Alors que l’Algérie n’est pas encore totalement sortie de l’épisode de 2015, les Etats-Unis, devenus fortement dépendants des importations de pétrole et de gaz depuis plus d’un demi-siècle, sont de nouveau le premier producteur mondial de pétrole et de gaz. Leur production de pétrole a été multiplié par trois en quinze ans, et ils sont au-dessus le premier exportateur de GNL.
Les Américains avaient amorcé le virage au tournant du siècle, en se tournant vers l’exploitation du pétrole et du gaz de schiste. La tendance s’est accélérée depuis le 11 septembre 2001, quand les Etats-Unis se sont rendus compte de leur vulnérabilité envers l’Arabie Saoudite, pays dont proviendraient 15 des 19 auteurs du 11 septembre.
En une décennie, l’exploitation du schiste avait fait un bond considérable. En 2015, les Etats-Unis dépassaient la barre des 500 milliards de m3 de gaz de schiste par an, cinq fois la production algérienne de gaz conventionnel. En 2024, ils approchaient la barre des 800 milliards de m3 par an.
Ce boom de la production américaine dépassait largement la consommation interne des Etats-Unis. Du coup, quand les sanctions ont été décidées contre la Russie, à la suite de l’invasion de l’Ukraine, le gaz américain était déjà disponible. Et le sabotage du gazoduc North-stream 2 tombait à pic pour favoriser les exportations américaines vers une Europe qui achetait le GNL en provenance des Etats-Unis quatre fois plus cher que le gaz russe !
Aujourd’hui, Rachid Nekkaz est libre, après avoir purgé une longue peine de prison. Il peut toujours voyager et continuer à dire des inepties, comme celle selon laquelle l’Algérie fournit à Total du gaz gratuit pendant vingt-cinq ans. Et pendant que les Etats-Unis tirent de leur sous-sol dix fois plus de gaz que l’Algérie, dont 80% de gaz de schiste, les Algériens continuent toujours à se demander s’il faut exploiter le gaz de schiste, s’il est rentable, s’il est possible de le faire sans risque pour l’environnement.