الحراك الإخباري - Une seule Palme pour un monde invisible
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Une seule Palme pour un monde invisible

منذ 3 ساعات|حوار


Souheila Battou 

Journaliste et cinéaste 


J’avoue que cette interview remonte à mes débuts, en 1999. J’étais encore jeune, peu armé face à l’immensité de cet homme. Cette rencontre m’a profondément marqué. Vingt-cinq ans plus tard, je repars de ce moment pour mieux comprendre le présent. Ce que nous dit aujourd’hui l’absence d’un nouveau couronnement à Cannes. Ce que cette seule Palme révèle. Et ce qu’elle tait.

Mohammed Lakhdar-Hamina, regard perdu dans les vagues depuis la terrasse du Palais des Festivals, m’avait alors confié ces mots, presque prophétiques :

« La Palme d’or, on l’a gagnée quand ? En 1975. [...] Peut-être que dans un an ou deux, un autre Algérien la décrochera. »

Puis, dans un souffle plus grave :

« J’ai répondu : jamais de la vie. Tel que le monde arabe est parti, tel que les choses sont parties… »

Vingt-cinq ans plus tard, son constat résonne douloureusement juste. En près de huit décennies d’histoire, une seule fois le Festival de Cannes a couronné un film arabe de sa distinction suprême. C’était lui. Depuis : rien. Une absence aussi assourdissante que la Palme fut éclatante.

Que s’est-il passé pour qu’une telle voix, à peine entendue, soit si vite recouverte ?

Ce n’est pas la qualité des œuvres qui fait défaut. Le cinéma arabe a produit, depuis, une constellation d’esthétiques, de langages et de formes : du réalisme cru au lyrisme intérieur, du pamphlet politique à l’essai poétique. Il a su documenter ses ruines, inventer ses formes, regarder ses plaies, sans jamais cesser de créer. Ce que révèle cette rareté, ce n’est pas une pauvreté de création — mais un déséquilibre structurel du regard.

1975 : une exception sous tension

Chronique des années de braise est tout sauf un hasard. C’est une œuvre majeure, une fresque monumentale sur l’histoire algérienne, un récit éclaté qui embrasse luttes paysannes, soulèvements populaires, répression coloniale et mémoire collective. Lakhdar-Hamina y convoque la foule comme personnage, dans une grammaire visuelle à la croisée du réalisme socialiste et de l’épopée historique. Ce n’est pas seulement un film : c’est un discours adressé au monde.

Mais c’est surtout le moment qui rend possible cette Palme. En 1975, l’Algérie est encore une figure tutélaire du Tiers-Monde : elle accueille les résistances, les écrivains, les cinéastes. Elle parle haut, porte les voix du Sud, incarne une révolution qui cherche encore ses formes. Décerner la Palme à un film algérien, ce n’est pas un geste neutre : c’est une reconnaissance symbolique, un acte diplomatique en miroir d’un temps qui croyait encore que le cinéma pouvait être une arme.

Ce geste ne fut pas sans conséquences. Cannes, dans le Sud de la France, reste alors un bastion des nostalgiques de l’Algérie française. La victoire du film algérien déclenche la fureur de certains anciens membres de l’OAS. Des tracts circulent dans la ville, qualifiant le film de « réécriture haineuse de l’histoire coloniale ». L’un d’eux détourne même le titre du film en « Chronique des années de mise en valeur d’une terre qui était pourrie ». Des messages racistes sont inscrits sur les murs du Palais des Festivals, et Lakhdar-Hamina reçoit des menaces de mort. Le ministère de l’Intérieur français est contraint de lui assigner une protection rapprochée.

La Palme n’a pas seulement couronné une œuvre : elle a exposé une fracture. Elle a révélé combien l’histoire coloniale française restait inflammable, combien les récits du Sud, dès qu’ils bousculent les certitudes du Nord, suscitent résistance et rejet.

Depuis, un long silence

Mais cette brèche ne s’est jamais rouverte. Aucun autre film arabe n’a atteint cette reconnaissance-là. Non pas faute de mérite — les noms sont là : Youssef Chahine, Elia Suleiman, Nadine Labaki, Kaouther Ben Hania, Annemarie Jacir, Merzak Allouache. Leurs films ont circulé, ému, parfois scandalisé. Mais la Palme est restée lointaine.

L’invisibilité culturelle : un cinéma qui ne correspond pas aux attentes. 

La faible reconnaissance du cinéma arabe à Cannes n’est pas qu’une affaire de géopolitique ou d’opportunités. Elle relève aussi d’un phénomène plus insidieux : l’invisibilité culturelle. Dans l’imaginaire collectif mondial, les récits venus du monde arabe sont souvent réduits à quelques archétypes : violence, religion, oppression. Ce prisme limite la lecture et la réception de films plus nuancés, plus introspectifs, ou simplement ancrés dans des formes narratives différentes.

Les films arabes ne sont pas seulement absents des palmarès : ils sont invisibles dans l’inconscient cinématographique occidental, car ils ne viennent pas répondre aux attentes de ce que le regard dominant reconnaît comme « cinéma d’auteur », « œuvre universelle » ou « langage filmique maîtrisé ». Leur visibilité reste conditionnée à une lecture politique ou humanitaire, rarement purement esthétique.

Ce que dit une Palme, ce que tait son absence

Une Palme d’or n’est pas seulement un prix. C’est un signal. Elle dit ce que le monde choisit de voir, d’entendre, de célébrer. En 1975, le monde a brièvement regardé l’Algérie autrement : non comme une ancienne colonie, mais comme un sujet d’histoire. Puis est venu le silence. Celui des institutions, des circuits de financement, des regards désorientés.

Aujourd’hui encore, des cinéastes arabes continuent de filmer, parfois seuls, sans soutien, sans politique culturelle, mais avec une nécessité intacte. Ils parlent à voix nue. Mais pour qu’un film existe pleinement, il faut qu’un regard lui réponde.

La question n’est donc pas : quand un autre film arabe gagnera-t-il la Palme ? Mais plutôt : quand le cinéma mondial sera-t-il prêt à voir autrement ?

Qu’un seul film arabe ait obtenu la Palme d’or est un constat amer. Mais ce n’est pas une fin. Car le cinéma arabe, aujourd’hui, ne cesse de muter, de s’inventer, de se revendiquer autrement.

De jeunes cinéastes, de nouvelles voix, affirment que l’universalité ne vient pas d’une conformité, mais d’une fidélité à soi. Il ne s’agit pas de « représenter » le monde arabe, mais de l’incarner pleinement, avec ses nuances, ses tensions, ses langues.

Et peut-être qu’un jour, une nouvelle Palme viendra — non comme une exception, mais comme une évidence.

تاريخ May 25, 2025