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Par Abed Charef
Ce sont les conflits les plus meurtriers des trente dernières années. Selon les estimations les plus crédibles, les guerres au Soudan et en République Démocratique du Congo ont fait près de six millions de morts dans chacun des deux pays depuis trois décennies, dix millions de victimes en RDC, selon certains diplomates, et un nombre de déplacés tout aussi élevé, probablement sept millions en RDC et huit millions au Soudan.
Pourtant, ces guerres sont peu visibles dans la presse internationale et dans l’actualité. Elles suscitent peu d’intérêt, peu d’émotion. Ce sont les guerres de la honte, celles dont on détourne le regard, dont on ne souhaite pas parler, des guerres opposant des groupes sans pouvoir d’achat, sans influence sur la scène internationale. Inconnus du Nasdak et du CAC 40, n’ayant aucune capitalisation boursière, les acteurs et les victimes de ces conflits sont des noirs et des arabes avec un PIB limité ou faible, autour de 2.000 dollars par habitant au Soudan, moins de 700 dollars en RDC.
Ce sont aussi des conflits avec un enchevêtrement d’acteurs, de crises, d’engrenages guerriers multiples qui font qu’on s’y retrouve difficilement. En RDC, il y’aurait plus de cent mouvements armés, un par million d’habitants. Au Soudan, c’est une milice, les djandjawid, créée hier pour réprimer une rébellion au Darfour, qui s’est transformée en force paramilitaire, avant de participer à un coup d’Etat, pour finalement tenter de prendre directement le pouvoir.
Construction inachevée de l’Etat-Nation
Ces guerres des pauvres ont plusieurs particularités. Au plan politique, les constructions étatiques sont si fragiles que la moindre intervention externe suffit pour déstabiliser le pays. C’est un paradoxe de voir que pour la RDC, pays de près de 110 millions d’habitants, la principale source de déstabilisation vient d’un pays dix fois moins peuplé, le Rwanda.
Cette fragilité est aussi le résultat combiné de deux facteurs convergents: l’inaboutissement de la construction de l’Etat-Nation, et des systèmes politiques inadaptés. Cela conduit invariablement à un engrenage assez répandu, fait d’autoritarisme, de sécession et de guerres ethniques, engrenage auquel vient s’ajouter un élément extérieur, avec l’intervention toxique des Emirats Arabes Unis, au Soudan, et celle du Rwanda en RDC.
Effets indirects de la guerre
Plus tragique encore pour ces pays, on y meurt moins de la guerre elle-même que de ses conséquences indirectes. Dans tous les conflits, les victimes civiles sont plus nombreuses que les victimes impliquées directement dans les combats. Mais au Soudan et en RDC, on est dans une autre matrice: la mort est le résultat des maladies, de la famine, des épidémies, de la malnutrition, des déplacements de populations, de la destruction des structures économiques et sociales. Des millions de personnes dépendent de l’aide humanitaire, et ce sont des générations entières qui sont sacrifiées, au moins du fait de la chute de la scolarisation des enfants.
Au bout du compte, ces guerres des pauvres qui se déroulent loin des caméras débouchent sur des engrenages menant à des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité, des génocides. Livrés à eux-mêmes, ayant le sentiment d’une impunité totale, les belligérants finissent par recourir à tous les excès, comme l’utilisation des viols comme armes de guerre, le recours à des enfants soldats, le pillage et la chasse au butin.
Le poids du passé
Les choses se compliquent davantage quand plane sur le pays un héritage difficile à supporter, un héritage qui les hante, celui de massacres antérieurs. En RDC, le massacre des tutsis du Rwanda en 1994 pèse lourd dans la crise interne. Des hutus ayant participé au génocide se sont en effet réfugiés en RDC et y ont même créé des groupes armés, ce qui donne au Rwanda un prétexte pour intervenir, en soutenant le mouvement M23, qui vient de prendre deux grandes villes de l’est du pays, Goma et Bukavu.
Même schéma au Soudan où les Forces de Soutien Rapide, nom attribué aux anciens miliciens djendjawid, sont accusés de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité pour des actes commis dans le Darfour.
Et si une menace plane sur l’intégrité territoriale de la RDC, le Soudan a déjà subi cette épreuve, avec la sécession du sud, lui-même en proie à une guerre civile alors que c’était déjà l’un des pays les plus pauvres au monde avant la scission.
Pressions extérieures et Fausses solutions
L’enchevêtrement des crises dans ces pays est tel qu’il est difficile d’imaginer des portes de sortie. Les solutions internes mises en oeuvre sont souvent basées sur un autoritarisme populiste, dont le résultat est l’aggravation de la crise. Quant aux solutions proposées de l’extérieur, elles visent à imposer des schémas non adaptés, souvent faits d’un électoralisme formel, sans ancrage ni pratique démocratique avérée.
En fait, les pressions externes ne visent pas à sortir de la crise, mais à obtenir des concessions politiques ou économiques. Ainsi, l’ancien dirigeant soudanais Omar El-Bachir a accepté la sécession du sud pour échapper à la Cour Pénale Internationale, et ses successeurs ont reconnu Israël dans le cadre des accords dits d’Abraham pour bénéficier du soutien des Etats-Unis. Mais le pays n’est pas sorti de la crise.
En outre, avec la sécession du sud, le Soudan a perdu l’essentiel de ses ressources en hydrocarbures, alors qu’en RDC, le pillage du pays continue à grande échelle. En fait, l’une des caractéristiques des groupes armés dans ce pays, en plus du soutien du Rwanda et de l’Ouganda, c’est leur recours à l’exploitation des richesses minières, particulièrement abondantes dans les régions de l’est. La RDC est en effet l’un des pays les plus riches au monde en termes de minerais et de métaux rares, mais l’instabilité empêche toute construction économique et politique.
C’est peut-être là l’énigme de ces pays en proie à des guerres de pauvres: pas de stabilité sans développement, mais pas de développement sans stabilité.