Ahmed Abdelkrim
Le Maroc vit sous un paradoxe insoutenable. D’un côté, une minorité de privilégiés qui gravite autour du roi et du Makhzen, profitant d’une rente de situation, accumulant richesses, privilèges et villas somptueuses. De l’autre, une majorité écrasée, condamnée à survivre dans une société marquée par le chômage, la précarité et l’absence de perspectives. Entre les deux, un fossé qui ne cesse de s’élargir et qui menace, tôt ou tard, de se transformer en fracture explosive.
La démographie parle d’elle-même : sur près de 38 millions d’habitants, la jeunesse représente plus de 40 % de la population. Une génération censée incarner l’avenir, mais qui se sent trahie. Le taux de chômage dépasse les 30 % chez les jeunes diplômés, tandis que le travail informel devient la norme. Dans les campagnes, plus d’un tiers des femmes restent analphabètes, prisonnières d’un système éducatif délabré où des enfants parcourent des dizaines de kilomètres pour rejoindre des classes surpeuplées, glaciales l’hiver, brûlantes l’été.
Pendant ce temps, Rabat et Casablanca voient défiler des berlines noires aux vitres teintées, symboles d’un pouvoir qui vit dans un autre monde. Le royaume annonce fièrement l’organisation d’événements prestigieux - Coupe d’Afrique 2025 Coupe du monde 2030, comme si ces vitrines pouvaient masquer la réalité quotidienne des foyers incapables de joindre les deux bouts.
« La Coupe du monde, la Coupe d’Afrique, pourquoi faire ? Est-ce que cela va m’aider à terminer mes fins de mois alors que j’ai une location et une pension à payer ? Nous n’avons même pas de quoi nous nourrir correctement. Je me trouve à faire du business sur le côté pour payer mes factures. Alors leur Coupe du monde, qu’ils la gardent pour eux », lâche Abdellah, agent de sécurité chez Maroc Telecom, la fatigue dans la voix.
Fatima, chargée commerciale dans une agence de communication, va encore plus loin :
« Toutes ces fêtes, ces événements, cette poudre aux yeux… qui en bénéficie ? C’est eux. Ils détournent tout sur leur passage. Nous, on ne voit rien. Sans parler du fait que Marrakech est devenu un lieu infréquentable, il y a tous les vices et les autorités sont complices. Le Maroc, c’est pour eux. Nous, nous vivons comme des esclaves. Dès que l’occasion se présentera, je quitterai ce pays qui n’est plus le mien. »
Ces voix sont celles de millions de Marocains qui n’ont plus confiance. L’inflation ronge le quotidien, les prix des fruits et légumes flambent. Hafid, ouvrier, confie qu’il ne se souvient même plus de la dernière fois qu’il a mangé de la viande. Le sacrifice du mouton, interdit par décision royale sous prétexte de contrôle sanitaire et économique, a achevé de briser une tradition millénaire et de rappeler que même les symboles culturels les plus enracinés sont désormais confisqués par le pouvoir.
À cette misère sociale s’ajoute une domination économique étrangère. Les grandes banques françaises contrôlent toujours les circuits financiers du royaume, alors que les multinationales exploitent une main-d’œuvre marocaine sous-payée, sans droits ni sécurité. L’économie vit à crédit, sous perfusion d’aides internationales, et les dettes publiques s’accumulent à un rythme vertigineux.
Ce tableau sombre cache une vérité brutale : le Maroc n’est pas un pays émergent, mais un pays brisé en deux. L’un vit dans l’opulence du Makhzen, entre soirées fastueuses et villas de luxe. L’autre survit dans les ruelles de Fès, Tanger ou Casablanca, où des cireurs de chaussures quémandent quelques dirhams pour manger.
Même au sein des forces censées protéger le régime, la lassitude est palpable. La police et l’armée, instruments historiques du Makhzen, ne sont plus épargnées par la misère sociale. Salaires gelés, conditions de travail indignes, familles incapables de suivre le rythme de l’inflation… Derrière les uniformes, ce sont des hommes et des femmes qui vivent les mêmes frustrations que le reste du peuple. Dans les casernes comme dans les commissariats, les murmures se font insistants : pourquoi protéger un système qui les écrase autant que les autres ? L’usure est telle qu’une partie de ces corps, longtemps tenus par la peur et la discipline, pourrait demain retourner ses armes contre ceux qu’ils ont juré de défendre. Un basculement qui, s’il se produit, scellera la fin du monopole d’un système corrompu et dépassé par les évènements.
La jeunesse, elle, ne croit plus aux discours officiels. Fatiguée, démotivée, humiliée, elle oscille entre l’exil et la révolte. La génération Z marocaine, connectée, consciente et révoltée, regarde ce royaume avec un mélange de colère et de désespoir. Et le jour où cette colère se transformera en embrasement, aucune Coupe du monde, aucun chantier pharaonique, aucun discours royal ne pourra l’éteindre.