Ahmed Abdelkrim
Alors qu’Alger et Rome consolident un partenariat stratégique basé sur des intérêts croisés et une volonté mutuelle de développement, Paris semble piétiner dans sa relation avec l’Algérie, prisonnière de sa mémoire, de ses hésitations politiques, et d’une ligne diplomatique de plus en plus brouillée.
À travers les profils contrastés de trois dirigeants — Abdelmadjid Tebboune, Giorgia Meloni et Emmanuel Macron — se dessinent trois manières d’exercer le pouvoir, d’incarner l’État et de penser les relations internationales.
L’axe algéro-italien : la diplomatie du concret
La visite du président algérien Abdelmadjid Tebboune à Rome, en juillet 2025, s’est soldée par la signature de treize accords de coopération, couvrant un large spectre : énergie, numérique, sécurité, gestion migratoire, industrie et infrastructures. Ces accords confirment la montée en puissance d’un axe algéro-italien consolidé depuis 2022, à la faveur de la crise gazière européenne consécutive à la guerre en Ukraine.
L’Algérie est aujourd’hui le premier fournisseur de gaz de l’Italie, devant la Russie et la Norvège. Les volumes livrés via le gazoduc Transmed ont été augmentés de 25 % en deux ans. Le géant italien ENI a signé avec Sonatrach un contrat d’exploration et de développement de gisements à hauteur de 1,3 milliard de dollars, tout en renforçant les engagements dans les énergies renouvelables.
Parmi les autres accords figure la pose d’un câble sous-marin de fibre optique entre Alger et Naples, via l’opérateur Sparkle (Telecom Italia), qui vise à renforcer l’infrastructure numérique euro-africaine. Un partenariat en matière de lutte contre le terrorisme, la criminalité organisée et les réseaux de passeurs a également été entériné.
Ces signatures sont le fruit d’un rapprochement initié par Giorgia Meloni, qui a su imprimer une ligne étrangère fondée sur la "realpolitik", assumée : coopération économique, respect mutuel, non-ingérence. Son discours à Rome évoquait une "relation équitable et ambitieuse, au service des peuples".
Le style de Meloni, souvent caricaturé en Europe, s’avère ici efficace : elle parle le langage de la souveraineté, de la stabilité, du marché. Et Alger y répond favorablement, trouvant en l’Italie un partenaire pas du tout moralisateur, avec un focus essentiel sur des intérêts mutuels.
Macron et la France : les limites d’une diplomatie symbolique
En France, le contraste est saisissant. Malgré plusieurs tentatives de "normalisation" des relations avec l’Algérie — dont la visite officielle d’Emmanuel Macron en août 2022 et la signature d’un partenariat renouvelé — aucun accord économique majeur n’est venu concrétiser les promesses formulées.
Les annonces de coopération dans l’éducation, la mémoire ou la mobilité étudiante ont été relayées par des crises régulières : tensions diplomatiques, expulsions de ressortissants, réduction des visas, rappels d’ambassadeurs, limitations d’accès des aéroports français aux diplomates algériens.
Au-delà des gestes, c’est l’absence de stratégie lisible qui mine la relation franco-algérienne. Emmanuel Macron semble avoir épuisé le crédit de la « nouvelle génération » qu’il revendiquait, et sa parole peine à porter dans les capitales du Sud. Son positionnement oscillant entre discours mémoriel, calcul électoral et injonctions contradictoires (dialogue avec Alger tout en flattant l’électorat conservateur) a conduit à une perte d’influence visible.
À cela s’ajoute l’émergence d’un courant politique plus radical au sein même de l’appareil d’État. Bruno Retailleau, ministre de l’intérieur a fait de l’Algérie un point de fixation obsessionnel " : suspension des accords bilatéraux de 1968 sur la circulation des personnes, appels à la fermeté migratoire, dénonciation du "privilège algérien" dans les relations extérieures. Ce tournant dur embarrasse l’Élysée, mais s’inscrit dans une recomposition idéologique à droite, où l’Algérie sert trop souvent de miroir aux fractures françaises.
Trois figures du pouvoir, trois lectures du monde
En observant ces dynamiques, on perçoit aussi trois styles politiques :
• Le président Tebboune incarne une autorité sobre, fondée sur la continuité institutionnelle et le pragmatisme économique, mettant en avant l’image internationale d’une Algérie partenaire fiable, stable, constante.
• Meloni, longtemps décriée par les élites européennes, mène une politique étrangère qui assume l’intérêt national, sans sombrer dans l’hostilité. Elle parle un langage direct, apprécié à Alger, basé sur l’équité et la confiance, là où d’autres prônent des conditionnalités floues.
• Macron, affaibli par deux mandats usants et les tensions internes, paraît désormais en fin de cycle politique. Son discours s’essouffle faute de vision stratégique claire. Sa posture d’équilibriste l’a coupé d’une partie de l’Afrique, sans pour autant rassurer ses partenaires européens.
Une géopolitique du basculement
La coopération entre Alger et Rome est d’autant plus significative qu’elle intervient dans un moment de redéfinition des équilibres méditerranéens. L’Italie ambitionne de devenir une plaque tournante énergétique pour l’Europe du Sud. L’Algérie, quant à elle, cherche à diversifier ses alliances (Italie, Chine, Turquie, Russie).
La France, longtemps perçue comme un acteur central en Afrique du Nord, voit son influence reculer au profit de puissances plus affirmées ou plus claires dans leurs positions.
La "realpolitik" reprend ses droits. Et c’est peut-être là que réside l’enseignement principal de cette recomposition diplomatique : la géopolitique contemporaine ne se nourrit plus de symboles ni de morale abstraite, mais d’accords concrets, d’intérêts bien compris, et de respect réciproque.