Ahmed Abdelkrim
Le départ précipité du général Mohammed Berrid vers les Émirats arabes unis sonne comme un coup de tonnerre dans un ciel déjà chargé. Inspecteur général des Forces armées royales et commandant de la zone Sud, Berrid n’est pas n’importe qui. Sa fuite, après celle de hauts responsables du renseignement, illustre un malaise profond qui secoue désormais le cœur même du système sécuritaire marocain. Elle dévoile surtout une vérité crue : le Makhzen n’a jamais été aussi fragile, fissuré par des rivalités intestines et menacé par ses propres gardiens.
Une armée en rage silencieuse
Longtemps présentée comme la colonne vertébrale du régime, l’armée marocaine se délite de l’intérieur. Derrière l’image d’une institution modernisée, équipée de drones israéliens, de satellites espions et d’armes dernier cri financés à coups de milliards, se cache une réalité autrement plus brutale : des soldats sous-payés, maltraités, entassés dans des casernes vétustes, et envoyés comme chair à canon au Sahara ou dans des missions de répression intérieure. Pendant ce temps, la famille royale et ses affidés étalent une opulence obscène, indifférents à la misère de ceux censés défendre leur trône.
Les désertions, autrefois marginales, se multiplient dans le silence. Des officiers intermédiaires disparaissent discrètement, certains cherchant refuge à l’étranger, d’autres simplement refusant de rejoindre leur poste. Dans les rangs, la discipline jadis vantée comme infaillible s’effrite chaque jour davantage. Les conversations dans les chambrées prennent un ton amer, parfois ouvertement hostile : « Pourquoi mourir pour un royaume qui ne nous donne rien ? »
Les soldats, issus pour la plupart des classes populaires abandonnées, constatent avec rage l’écart abyssal entre leurs salaires dérisoires et les fortunes colossales accumulées par les clans du palais. Beaucoup survivent à peine, obligés de cumuler de petits trafics ou de dépendre de leurs familles. Le sentiment d’injustice nourrit une colère froide, d’autant plus explosive qu’elle reste contenue depuis trop longtemps.
Dans les prisons militaires et les geôles secrètes du roi, les cellules se remplissent de soldats et d’officiers accusés de « déloyauté ». Certains n’avaient fait que se plaindre de leurs conditions de vie. D’autres sont suspectés de sympathies avec des clans opposés. Mais chaque incarcération alimente un ressentiment collectif qui ne demande qu’à éclater. Les humiliations répétées, la surveillance permanente et la répression des moindres signes de dissidence ne font qu’exacerber la rancune.
Aujourd’hui, l’armée marocaine ressemble moins à un pilier de stabilité qu’à une poudrière. Les signes de rupture se multiplient : désertions, mutineries locales, rancunes accumulées contre les élites de Rabat, soupçons d’alliances clandestines entre officiers. Tout indique qu’une frange croissante des militaires n’attend plus qu’une étincelle pour retourner ses armes, non pas contre un ennemi extérieur, mais contre le Makhzen lui-même.
Dans les coulisses, certains parlent déjà d’un « grand coup » en préparation, fomenté par des officiers lassés de sacrifier leurs hommes pour un régime qu’ils ne respectent plus. La colère est là, sourde, implacable, et pourrait bientôt balayer un système monarchique qui a transformé l’armée en outil d’oppression au lieu d’en faire une institution respectée.
La guerre des clans
La fuite de Berrid s’inscrit dans un affrontement plus large : une guerre de succession féroce au sommet de l’État. Depuis plusieurs mois, clans rivaux s’arrachent l’influence, chacun soutenu par des parrains étrangers. Paris et Abou Dhabi tirent les ficelles à distance, cherchant à placer « leur homme » au cœur du système marocain. Ce jeu dangereux transforme le royaume en simple pion sur l’échiquier des puissances.
Cette lutte interne, longtemps confinée aux coulisses, menace désormais d’éclater au grand jour. Dans les hautes sphères militaires, l’alignement des loyautés est flou. Certains généraux regardent vers la France, d’autres vers les Émirats, d’autres encore vers leurs propres intérêts. Ce morcellement crée une instabilité chronique, où le moindre incident peut faire basculer l’équilibre fragile.
Le spectre du coup d’État
La grande question, désormais, est de savoir si la colère de l’armée finira par se transformer en acte politique. Le Maroc réunit aujourd’hui tous les ingrédients d’un coup d’État militaire : officiers supérieurs en rupture, défections en cascade, désaveu du renseignement, pauvreté croissante, isolement du monarque. Mohammed VI, absent du pays, affaibli par ses problèmes de santé, apparaît de plus en plus comme un roi fantôme, incapable de tenir les rênes.
Dans les casernes comme dans les états-majors, l’hypothèse d’un « grand coup » n’est plus une fiction. Si des officiers décidaient de balayer ce qu’il reste du Makhzen, ils trouveraient un terrain fertile : un peuple désabusé, une société exsangue, une jeunesse sans avenir. Le silence résigné des Marocains pourrait se transformer en consentement tacite à une rupture brutale.
Le risque d’une guerre interne
Le danger est que ce coup d’État ne soit pas unitaire. La fragmentation actuelle du pouvoir militaire pourrait transformer un putsch en guerre de factions. Chaque clan chercherait à imposer son chef, soutenu par ses parrains étrangers. Ce scénario ouvrirait la voie à une guerre interne, où les FAR se déchireraient entre elles. Dans un pays miné par la pauvreté et les inégalités, une telle conflagration aurait des effets dévastateurs : effondrement de l’économie, exode des populations, violences incontrôlées, ingérences massives.
Le Maroc, présenté à l’extérieur comme un îlot de stabilité, est en réalité une poudrière.
Un royaume à la façade léchée, mais dont les fondations sont vermoulues. L’absence de réformes profondes, l’accaparement des richesses par une poignée de privilégiés, la dépendance envers des puissances étrangères, et la défiance croissante de la population envers ses dirigeants : tout concourt à l’explosion.
Hammouchi, l’agent corrosif du système
Dans ce paysage déjà délabré, un nom revient avec insistance : Abdellatif Hammouchi. Longtemps protégé du palais, chef tout-puissant du renseignement et de la police, il incarne aux yeux de nombreux militaires le symbole même de la corruption institutionnalisée. Sa mainmise sur les appareils sécuritaires, ses réseaux tentaculaires, son enrichissement opaque ont nourri une rancune profonde dans les casernes.
Hammouchi est redouté, mais il est surtout détesté. Ses méthodes brutales, son mépris affiché pour la hiérarchie militaire et son rôle dans l’écrasement des voix dissidentes en ont fait une cible de haine sourde. Pour beaucoup d’officiers, il représente l’homme qui a trahi l’institution, celui qui a transformé la sécurité du royaume en un outil d’espionnage, de répression et d’affaires personnelles.
Sa présence au sommet du système agit comme un poison. Car là où certains voient encore une armée disciplinée, d’autres constatent une fracture béante : d’un côté, les officiers traditionnels, nourris d’un esprit de corps et de sacrifice ; de l’autre, un appareil policier hypertrophié, incarné par Hammouchi, dont les pratiques gangrenées ont sapé la confiance et brisé la cohésion.
Dans un scénario de crise majeure, Hammouchi pourrait jouer le rôle du détonateur. Sa volonté de préserver ses privilèges et sa proximité avec les cercles étrangers le poussent à manipuler les équilibres internes, quitte à diviser encore davantage une armée déjà au bord de l’explosion. Certains murmurent qu’il serait prêt à « retourner sa veste » si l’occasion se présentait, pactisant avec un clan contre un autre, et précipitant ainsi l’implosion du système.
En vérité, l’homme fort du renseignement n’est plus un garant de stabilité : il est devenu un facteur de désordre. Sa corruption notoire et la haine qu’il inspire au sein des Forces armées royales nourrissent le risque d’un schisme irréversible. Dans un royaume où chaque faction cherche désormais à sauver sa peau, Hammouchi incarne moins la continuité que la fragmentation. Et son nom pourrait bien être associé, demain, au déclenchement d’une guerre de clans qui réduirait le Maroc en cendres.
La fin annoncée d’un régime ?
La fuite de Mohammed Berrid n’est pas un détail. Elle est le symptôme d’un malaise généralisé, la preuve tangible que l’édifice vacille. Les prochaines semaines pourraient sceller le sort d’une monarchie déjà en déclin. Le Makhzen, miné par ses propres contradictions, risque de s’effondrer sous le poids de ses mensonges et de ses compromissions. Le Maroc glisse dangereusement vers l’inconnu. Un coup d’État militaire, une guerre des clans, ou une implosion sociale majeure : tous ces scénarios sont désormais plausibles. Le royaume, livré à ses luttes intestines et à ses parrains étrangers, n’est plus maître de son destin. Et son peuple, abandonné, pourrait bientôt se retrouver pris dans la tourmente d’une histoire tragique qui s’écrit sous nos yeux.