Ahmed ABDELKRIM
Le Maroc voulait faire de la Coupe d’Afrique des Nations du 21 décembre 2025 au 18 janvier 2026 une vitrine. Un moment de gloire continentale, un tremplin pour la Coupe du Monde 2030 qu’il doit co-organiser avec l’Espagne et le Portugal. Tout devait être millimétré : stades rénovés, infrastructures modernisées, communication huilée.
Mais à quelques mois du coup d’envoi, une autre réalité s’impose, brutale : celle d’un pays qui gronde, d’une jeunesse qui refuse le décor factice, et d’un peuple qui rappelle au Makhzen que l’on ne soigne pas la misère avec des pelouses flambant neuves.
La rue contre la vitrine
Depuis quelques jours déjà, des manifestations d’ampleur éclatent dans différentes villes du royaume. Les slogans ne laissent aucune ambiguïté : « Les stades sont là, mais où sont les hôpitaux ? », « Du pain, pas des tribunes ». La contestation vise directement les choix du Makhzen, accusé de sacrifier les besoins essentiels au profit d’une image sportive destinée à séduire l’extérieur.
Ce contraste est d’autant plus criant que la population marocaine traverse une période marquée par la cherté de la vie, la pauvreté grandissante, et un accès aux services publics de plus en plus inégal. Derrière les façades rutilantes des stades, la réalité est celle de dispensaires délabrés, d’écoles surchargées et de familles qui peinent à joindre les deux bouts.
Le drame d’Agadir : un électrochoc
La colère a pris une tournure encore plus vive après un drame à Agadir. Dans l’hôpital régional Hassan II, huit femmes enceintes sont mortes lors de césariennes. Huit jeunes vies fauchées au moment même où elles donnaient la vie. Un choc national.
Le ministre de la Santé, Amine Tahraoui, s’est précipité sur place, dans un état de panique. Des responsables hospitaliers ont été « limogés ». Au-delà des sanctions symboliques, la population a compris que cet accident tragique n’était pas un cas isolé : il est le révélateur d’un système de santé en ruine, incapable d’assurer les soins les plus basiques.
Ce drame a bouleversé l’opinion publique. Dans les cortèges, les pancartes brandies par les manifestants faisaient le lien sans détour : « Huit femmes mortes à l’hôpital, mais des milliards pour des stades ! ». En une phrase, toute la contradiction marocaine était résumée.
La CAF dans l’embarras
Officiellement, la Confédération africaine de football (CAF) reste silencieuse. Mais dans les coulisses, l’inquiétude monte. Selon plusieurs médias spécialisés, l’idée d’un plan B circule déjà. D’autres pays, capables de prendre le relais en cas de crise, seraient étudiés discrètement.
Car il ne s’agit pas seulement de sécurité. Il s’agit aussi d’image. Peut-on organiser une compétition phare dans un pays où chaque semaine de nouvelles manifestations éclatent ? Peut-on associer la CAN et ses sponsors à un climat social explosif ? Pour la CAF, le risque n’est plus seulement théorique : il est concret.
La jeunesse refuse l’illusion
Le plus frappant, c’est que la contestation ne vient pas de mouvements « anti-football ». Bien au contraire. Beaucoup de jeunes Marocains aiment ce sport, vibrent pour leur équipe nationale, rêvent de grands événements. Mais ils ne sont plus dupes. Ils savent que chaque stade inauguré est construit sur l’oubli de leurs besoins les plus élémentaires. Ils savent que derrière la façade des événements internationaux, il y a la précarité, le chômage, le manque de soins. D’où ce cri qui revient dans toutes les marches : « Le football ne soigne pas les blessures de la misère ».
C’est un discours direct, brutal, mais sincère. Il exprime le fossé entre les priorités du Makhzen – l’image, le prestige, le paraître – et celles de la population – santé, éducation, dignité.
Un carrefour historique pour le Maroc
Le Maroc est aujourd’hui à la croisée des chemins. S’il maintient coûte que coûte la CAN, il prend le risque de voir la compétition se dérouler dans un climat de contestation permanente, avec des images de manifestations venant ternir la fête sportive. S’il reporte ou renonce, il subira un revers politique et symbolique majeur, révélant au grand jour les fragilités de son modèle. Le Royaume doit gérer une crise très profonde, une génération Z consciente, intelligente, connectée.
Ce dilemme est encore plus lourd à l’approche de la Coupe du Monde 2030. Comment convaincre la planète football de sa capacité à accueillir un tel événement, si déjà la CAN, tournoi continental, est compromise par des colères sociales incontrôlées ?
Quand le peuple reprend la parole
La vérité, c’est que la CAN au Maroc dépasse désormais le football. Elle est devenue un symbole. Celui d’un peuple qui rappelle à ses dirigeants que la grandeur d’une nation ne se mesure pas au nombre de stades construits, mais à la santé de ses citoyens, à l’éducation de sa jeunesse, à la dignité de son quotidien.
Et si cette CAN devait être reportée ou annulée, ce ne serait pas seulement un échec sportif pour le Maroc. Ce serait surtout le signe qu’une société qui a dit stop. Stop aux illusions, stop aux priorités renversées, stop à un régime qui préfère la vitrine à la réalité.