Ahmed Abdelkrim
Par-delà le détroit de Gibraltar, un récit s’écrit. Celui d’un Maroc en pleine ascension, désormais présenté comme un “nouvel axe majeur” d’approvisionnement énergétique de l’Espagne. Selon des chiffres relayés récemment par la presse nationale, Rabat aurait exporté 206 000 tonnes d’hydrocarbures vers la péninsule ibérique au cours du premier semestre 2025, soit une progression de 428 % par rapport à l’année précédente. Le Royaume, selon ces sources, deviendrait un acteur stratégique dans la redéfinition des routes énergétiques européennes. Pourtant, à y regarder de plus près, la façade s’effrite, laissant apparaître une mécanique bien rodée de communication étatique plus que de capacité industrielle.
Depuis plusieurs années, le régime marocain déploie un effort méthodique pour construire une image de puissance régionale moderne, agile, verte et désormais énergétique. Chaque chantier, chaque chiffre, chaque investissement est mis en récit. Mais à force de vouloir raconter une success story, on en vient parfois à tordre les faits jusqu’à les rendre méconnaissables.
Un pays sans pétrole, sans raffinerie… mais exportateur ?
Le Maroc ne dispose aujourd’hui d’aucun champ pétrolier ou gazier d’envergure. Sa production nationale est symbolique : quelques puits à Essaouira ou dans le Gharb produisent des volumes anecdotiques, à peine suffisants pour alimenter une zone industrielle locale. Et pourtant, le Royaume serait devenu fournisseur d’hydrocarbures de l’Espagne ? La contradiction saute aux yeux : comment un pays qui importe 95 % de ses besoins énergétiques peut-il devenir exportateur ?
L’explication est ailleurs. Elle tient dans les ports et les flux. Le Maroc importe du carburant, notamment depuis la Russie – pays qu’il n’a aucune raison de boycotter, n’étant pas lié aux sanctions européennes. Ce carburant entre par conteneur, parfois à prix cassé, transite, est mélangé, stocké, puis parfois revendu, rechargé, étiqueté différemment. Le produit, initialement russe ou moyen-oriental, ressort sous pavillon marocain. Une opération de logistique, pas de transformation. De transit, pas de production.
La raffinerie Samir, unique complexe de raffinage du pays, est fermé depuis 2015. Faute de solution juridique et financière, elle est aujourd’hui une carcasse industrielle, en attente d’une hypothétique relance. Aucun litre de brut n’est raffiné localement. Aucun pipeline stratégique ne relie le Maroc à une grande puissance énergétique. Le pays se contente de réceptionner, redistribuer, et, selon certains observateurs, de contribuer à contourner discrètement les sanctions occidentales contre la Russie. Il ne s'agit pas d'une activité industrielle, mais d'une zone grise du commerce international.
Le mensonge comme politique publique
À travers cette narration gonflée à l’optimisme et à la statistique hors contexte, c’est une stratégie bien connue qui se déploie : le storytelling d’État. Depuis le Palais royal, jusqu’aux relais médiatiques pro-régime, le discours est huilé, calibré, répété. Il faut montrer un Maroc conquérant, qui rayonne, qui alimente l’Europe, qui attire les capitaux, qui rivalise avec les puissances du pourtour méditerranéen. L’illusion est savamment entretenue.
Cette mise en scène n’est pas anodine. Elle s’inscrit dans un besoin vital du Makhzen : nourrir l’opinion nationale d’une fierté projetée, d’un sentiment de grandeur, dans un contexte où la réalité sociale est bien plus rugueuse. Le Maroc connaît une dette publique croissante, une jeunesse diplômée sans avenir, une inflation galopante, et une dépendance structurelle aux importations de produits de première nécessité, y compris l’énergie. Mais l’attention du public est détournée vers une fiction moderne : celle d’un Maroc exportateur, organisateur, indispensable.
Dans cette logique, la vérité devient un accessoire. Le chiffre impressionne, même s’il n’est pas représentatif. La nuance est effacée. Qu’importe que le Maroc ne soit qu’un point de passage, tant qu’il peut faire croire qu’il est devenu un hub. Ce n’est plus l’économie qui fait la politique, mais le récit.
Le piège de l’illusion
A vouloir bâtir une image sans fondations, le risque est grand de s’exposer. Un jour, les chiffres devront s’accompagner de preuves. L’Europe, en quête de transparence sur les origines de son approvisionnement, pourrait exiger des traçabilités plus strictes. Déjà, certains eurodéputés s’interrogent sur les routes parallèles que prennent les produits russes pour continuer à alimenter les marchés européens. Si des cargaisons maquillées devaient être identifiées comme telles, le Maroc pourrait se retrouver au cœur d’un scandale de contournement des sanctions, avec les conséquences diplomatiques que cela suppose.
Le Royaume chérifien, qui peine à assurer son autonomie énergétique, ne peut prétendre sérieusement au statut d’exportateur. Ce qui se joue actuellement, c’est moins une performance industrielle qu’une performance de communication. Et derrière les chiffres flatteurs relayés dans les médias, se cache un système qui joue sur les apparences pour masquer les carences.
Dans l’ordre géopolitique de l’énergie, il ne suffit pas de faire transiter du carburant pour devenir puissance. Encore faut-il produire, transformer, sécuriser. Ce que le Maroc ne fait pas.